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Durée : 18´
S'il est une technique, désormais très présente dans la vie moderne, dont je n'aurais pas supposé qu'elle puisse nous libérer des rythmes frénétiques dans lesquels nous sommes aujourd'hui entraînés, c'est la vidéo ! Films, spots publicitaires, jeux vidéos nous assujettissent à la logique du « zapping », et semblent ainsi nous condamner à l'inattention et au divertissement, au sens que Pascal donnait à ce terme, c'est-à-dire au détournement de l'essentiel. Ainsi, des dizaines d'images nous sont-elles proposées par seconde, et quand notre insatiable attirance pour la vitesse et le « nouveau » n'est pas encore assouvie, il nous est possible de changer de programme, de regarder plusieurs choses à la fois, de ne surtout pas nous en tenir à la situation qui est, sur le moment, la nôtre. Et l'univers vidéographique traduit le ton de toute l'époque, en tous domaines.
On visite désormais des expositions de peinture au même rythme que celui qui est imposé à la vie quotidienne ou au monde du travail. On aura pu ainsi « faire » à Paris durant la saison 2013/14 les expositions Braque, Khalo/Rivera, Van Gogh/Artaud, Goya/Brueghel/Chu Teh-Chun ( trois expos en une ! ) entre mille autres propositions de « l'offre culturelle » ! La plupart des visiteurs croiront avoir vu ce que montrent ces peintres en ayant consacré une heure à chacun d'eux ! Entrant dernièrement au Grand Palais pour connaître le travail de Bill Viola, j'étais loin d'imaginer que des œuvres issues de la vidéo, celle-ci eût-elle migré du domaine de la « technique » à celui de « l'art », pourraient enrayer ce phénomène sur son propre terrain et rendre au regard son rythme véritable !
Quelle ne fut pas ma surprise, quand, dès les premiers « tableaux », je compris que si l'on voulait voir quelque chose, il "fallait" s'arrêter. Ou plutôt que si l'on ne s'arrêtait pas, on s'apercevait immédiatement qu'on ne voyait rien ! Là où l'on peut habituellement visiter des dizaines d'expositions avec l'illusion d'avoir vu quelque chose, de même qu'on peut croire avoir « voyagé » en ayant traversé cinq pays par an, on est obligé, avec Bill Viola de s'apercevoir que, si on va vite, on ne voit rien ! D'habitude, on ne voit pas qu'on ne voit pas, ici on sait qu'on n'a rien vu !
Non qu'il y ait « beaucoup de choses à voir », même si l'on sent certaines œuvres lourdes d'imminentes catastrophes ! Dans la plupart des tableaux, et relativement à de ce que nous croyons être aujourd'hui un « événement », surtout dans le monde vidéographique précédemment évoqué, il ne se passe rien, ou presque rien ! Et c'est à la faveur de ce « presque » que tout apparaît ! Ainsi, pourrons-nous contempler, dans cinq petites vidéos juxtaposées sous le titre de "Catherine's room", une femme dans une chambre assez monacale aux divers moments de sa journée, du lever au coucher, dans une plénitude d'existence d'autant plus grande qu'elle semble à chaque fois habiter un présent ouvert aux quatre autres périodes qui nous sont montrées : présents riches de tous les autres moments du temps ! Dans chacun de ces tableaux, Catherine s'abandonne à la simplicité du geste quotidien et nous entrons dans son intimité avec l'aisance que nous donnèrent autrefois les tableaux flamands. Dans une autre composition, "A portrait in light and heat", c'est à la contemplation de déserts de sable ou de neige que nous sommes conviés et Bill Viola nous les montre comme Cézanne nous invita naguère à regarder être la Montagne Sainte-Victoire, là où le passant pressé en occulte généralement la "présence".
Nous obligeant à ralentir, Bill Viola restitue l'espace pictural à sa dimension temporelle : il ouvre l'espace en nous donnant le temps de regarder ! Ce faisant, il rend possible un vrai regard.
Je ne parle ici que de deux tableaux sans évoquer l'"ensemble" des vidéos qui peuvent être regardées pour elles-mêmes, mais qui, prises dans leur mouvement général, constituent une invitation au voyage. À l'entrée de l'exposition, deux petits écrans cathodiques dont l'un est tourné vers le plafond et l'autre vers le sol se font face. Celui du dessous, immédiatement livré à nos yeux, montre un nouveau-né. Sur celui qui le surplombe et demeure invisible si l'on ne se penche pas, une femme se meurt. Le ton est donné : naissance et mort, pôles indissociables d'un même phénomène, seront source d'une méditation silencieuse.
Car, explique Bill Viola dans la conférence donnée avant le début de l'exposition, l'humanité est constituée de trois éléments : les morts ( dont Viola fait par exemple surgir les images mouvantes dans des feuillages projetés sur plusieurs écrans de toile transparente placés parallèlement les uns aux autres ), les hommes à naître, et les vivants qui peuvent inlassablement puiser dans ce qui leur est transmis, quand ils ont traversé les grandes eaux (très présentes dans le travail de B. Viola ) de la naissance, qu'ils retrouveront au moment de leur mort… « Tout le sens de l'existence, explique l'artiste,
Le présent du temps est sans doute d'ailleurs le plus précieux cadeau que tente de faire à l'humanité penseurs et artistes modernes. Pour s'en tenir aux premiers mois de l'année 2014 qui viennent de s'écouler, remarquons ainsi comment Robert Wilson ( auquel nous devons l'admirable "Einstein on the beach" qui nous fut proposé cet hiver au théâtre du Châtelet ), puis Bill Viola nous ont communément entraînés dans la somptueuse lenteur où se déploie l'apparition des choses, où nous pouvons ainsi nous rendre sensibles à leur être ! "Etre et Temps", "temps et être", aurait pu dire, dans le langage qui était le sien, Martin Heidegger ! Car tout, de fait, est abrogé par la liquidation du temps, du moins par la fausseté de notre rapport à lui ! Or, celle-ci devient aujourd'hui criante et s'est radicalisée à travers un dispositif technique dont la vidéo est habituellement l'emblème ! Quelle merveille que Bill Viola se soit emparé de cet emblème pour lui donner un sens absolument inédit, grâce auquel nous retrouvons une respiration.
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